XXIX
Pendant la nuit, le vent avait encore fait tomber la croix. Ogden Russel s’assit et se réveilla en se frottant les yeux.
Il s’assit à même le sable et regarda la croix : cela devenait insupportable ! Il avait pourtant tout essayé. Il avait cherché du bois de flottage, avait tenté de le lier et de le caler. Il avait trouvé de grosses pierres au bord de l’eau. À force de travail et de patience, il les avait hissées sur la plage et en avait fait un support en cercle au pied de la croix. Trou après trou, il avait creusé pour l’y planter, et s’était servi d’un gros tronc en dérive comme d’un pilon pour tasser le sable tout autour.
Mais rien ne marchait.
Toutes les nuits, la croix tombait.
Peut-être n’était-ce qu’un signe destiné à lui montrer qu’il ne trouverait ni le réconfort ni la foi qu’il cherchait et qu’il ferait tout aussi bien d’abandonner ? Ou peut-être était-ce un test pour savoir s’il méritait d’accéder à la vérité.
Mais qu’avait-il donc fait pour que le ciel restât vide ?
Il était demeuré de longues heures à genoux dans le sable humide qui lui arrachait la peau. Il avait pleuré et prié et supplié le Seigneur jusqu’à ce qu’il ne sentît plus ses jambes et que sa voix fût enrouée. Il avait pratiqué des exercices spirituels sans fin et avait manifesté un désir et une ardeur qui auraient fait fondre un cœur de pierre. Il avait vécu de palourdes de la rivière, de poissons, de baies et de cresson, jusqu’à ce que, de son corps, il ne restât que la peau sur les os et que son estomac criât famine.
Pourtant, il ne se passait rien.
Il n’y avait eu aucun signe.
Dieu continuait de l’ignorer.
Et ce n’était pas tout. Il était arrivé à la fin de son bois à brûler avec les deux derniers troncs de pins trouvés à la limite du bouquet de saules qui poussaient derrière la plage de sable. Il avait arraché la veille les dernières racines à sa portée et, maintenant, il ne lui restait que le bois flotté sur lequel il avait traversé la rivière et les dernières branches de saule, autant dire rien.
Et comme si cela n’eût pas suffi, il y avait eu l’homme en canot qui, pendant tout l’été, avait fouiné du côté de la rivière et quelquefois essayé de lui parler en ne paraissant pas comprendre qu’un ermite digne de ce nom ne parlait jamais à personne.
Il avait fui le monde. Il avait tourné le dos à la vie. Il était venu en cet endroit pour être protégé de la vie et des gens. Mais le monde n’en continuait pas moins à venir le provoquer avec ce type qui montait et descendait la rivière dans un canot, peut-être pour l’espionner. Mais qui pouvait donc s’intéresser encore à lui, pauvre créature misérable et suppliante ?
Russel se leva lentement et secoua le sable collé sur son dos et ses jambes.
Il regarda encore la croix, sachant qu’il lui fallait trouver une solution définitive. Le mieux était de nager jusqu’au rivage, d’y trouver un gros tronc flotté, d’en faire un autre étai pour la croix et de l’enfoncer plus profondément dans le sable. De cette façon, le haut serait moins lourd et ne basculerait pas si facilement.
Il traversa le banc de sable jusqu’au bord de la rivière. Il s’agenouilla, prit un peu d’eau au creux de ses mains et se lava le visage. Après cette toilette sommaire, il resta à genoux et scruta la surface trouble de l’eau grise.
Il avait fait tout ce qu’il fallait, se disait-il. Il s’était conformé à toutes les antiques coutumes des ermites. Il était allé dans un endroit désert et s’était isolé sur cette île où rien ne le distrayait. De ses mains, il avait édifié une croix. Il était presque mort de faim. Il s’était conformé aux rites traditionnels. Il avait pleuré et prié en humiliant son esprit et sa chair.
Il y avait une chose, une seule. Et pendant toutes ces semaines, il le savait, il avait refusé de l’admettre, de la reconnaître. Il avait essayé de la maintenir cachée. Il avait essayé de l’oublier.
Mais elle réapparaissait à la surface de son esprit, et il n’y avait pas moyen de la repousser. Ici, dans le calme de ce jour, il était face à face avec elle.
L’émetteur dans sa poitrine !
Comment pouvait-il rechercher l’éternité spirituelle alors qu’il restait accroché à la promesse d’une immortalité physique ? Pouvait-il jouer aux cartes avec Dieu et garder un as dans sa manche ?
Devait-il, pour que sa prière puisse être entendue, se débarrasser de l’émetteur dans sa poitrine, redevenir un homme mortel ?
Il s’abattit en avant, les bras en croix.
— Mon Dieu, murmura-t-il, pas ça, pas ça, pas ça…